Parution dans la revue « Décharge 185 »
Par Jeanne Delestré
Poser son regard sur cette toile, c’est entrer dans l’intimité outrancière de celle-ci ; une femme offerte au centre du tableau nous fait face.
À demi-assise, reposant sur ses avant-bras dans une posture de plénitude, sa tête est légèrement basculée en arrière, esquissant un sourire. Le spectateur surprend ce nu installé dans un décor de bain où la moiteur des lieux nous parvient. Cette scène, par sa composition, n’est pas sans rappeler le chef-d’œuvre érotique qu’est Le Bain turc de J.P.D. Ingres.
Une ligne verticale sur le cadran gauche de l’œuvre, évoquant le battant d’une fenêtre restée ouverte dans son dos, laisse pénétrer un halo de lumière qui inonde la pièce. En arrière-plan s’éveille un paysage méditerranéen, peut-être Lattaquié, ville portuaire, lieu d’amarrage d’embarcations flottant sur les flots marins, mais également lieu de naissance du peintre, Kazem Khalil. Ainsi, il place son modèle dans un décor cher à son cœur, évocateur de souvenirs lointains de son enfance, enivrés de la douceur des vagues et de la chaleur du soleil sur sa peau basanée. Plaisir ancré au cœur d’un paysage idyllique, nous invitant au voyage, bercé par un fond azuréen de la mer Méditerranée.
Du gris chatoyant se détachant sur un fond bleu d’opale, les nuances de teintes nous plongent dans sa Syrie natale. À la palette cobalt s’oppose l’orange, couleur complémentaire, chaude et provocante, symbolisant les fruits des orangers. Pommes d’or au parfum subtilement fruité, alliant bergamote et mandarine, leurs douces peaux, revêtues d’une couleur à mi-chemin entre le jaune et le rouge, sont la révélation de l’amour divin, l’emblème de la luxure :
« […] On verra le couple et son règne Neiger comme les orangers. »
(Louis Aragon, Le fou d’Elsa).
Kazem Khalil mélange les thématiques du plaisir et du goût ; l’appétence de l’agrume citrine, suave, pressé, appelle notre plaisir gustatif et anime nos sens. Nous sommes transportés par les sensations tentatrices d’un désir ou d’un plaisir coupable. La vue, par l’éclat de ce corps baigné de lumière, illumine notre regard ; le goût, par la saveur sucrée du fruit des orangers, coule dans notre gorge ; l’odorat, par l’écume de la houle, emplit nos narines ; et enfin le toucher, désir d’enlacer ce corps offert. Doux mouvement, accompagné de sensations, éveille en notre sein le péché de la chair.
L’étreinte, désir de ce corps voluptueux, est accentuée par le jeu des couleurs produit par ce peintre expressionniste. Les couleurs complexes, de teintes d’ocre brune, beige, corail, hématie, jaune d’or, marron pourpre, terre de Sienne, terre d’ombre, s’entremêlent. Couleurs de passion, d’interdit mais également du sacré, elles dévoilent les chairs et les mouvements de sa musculature. Teintes pleines, symboliques du désir charnel, sont toutefois ambivalentes ; si elles sont métaphores de l’amour, n’expriment-elles pas son exact contraire ?
Les longues touches rosées insufflent de la douceur, affirmant sa féminité souveraine, soulignant avec grâce les rondeurs des hanches et le trop-plein des seins. Baigneuse, elle révèle sans tabou sa nudité, toisant de ses yeux cendre le peintre et l’assistance, revendiquant ses formes courbes sans aucune culpabilité.
Des rayons de soleil s’introduisant par le battant ouvert éblouissent le modèle, comme le spectateur, inondent sa gorge dénudée, faisant ressortir l’opulence de ses mamelons. Ce jeu de lumière dorée, mélange de couleurs chaudes, permet de souligner sa silhouette féminine et généreuse. Le regard est happé par son visage à demi-éclairé, affinant l’amande de ses yeux d’ébène, visage qui contraste avec la noirceur de sa chevelure tirée en arrière sur le front. Par un habile jeu de miroir, la mouvance de l’eau reflète la luminosité éclatante sur ses genoux, amplifiant le mouvement et l’ouverture de ses cuisses, renforçant ainsi l’antre de son sexe, noir d’ivoire.
Pleine de vie, effervescente, elle s’amuse à remuer l’eau avec la pointe de son pied délicat, dessinant des vaguelettes autour de sa jambe d’un nu rosé. Les arabesques érotiques contrastent avec la figure géométrique utilisée et revendiquée par l’artiste. En effet, le triangle noir de son pubis est la symbolique de la féminité, évoquant la fécondité et l’érotisme du plaisir sexuel, la consommation de l’acte charnel. Un second triangle, inversé au niveau de la plante de son pied gauche, renforce l’idée d’ondulation voulue par l’artiste ; cette forme triangulaire offre une asymétrie et une mobilité à la toile. Pourtant mouvante telles les vagues, elle s’apprête à tout instant à quitter la toile, laissant à notre regard son seul souvenir.
Déesse insolente, dans l’attente, elle s’impatiente de n’être pas déjà rejointe par son amant, son peintre, et l’invite par ce corps ouvert, créant une impression d’envolée. Désireuse d’une même étreinte, avide de caresses et de plonger dans le corps de l’autre, son regard de malice convie à la communion des êtres. Pourtant, n’est-elle pas le fruit de son imaginaire ? Un nu rêvé, les yeux ouverts, peint pour être chéri. « Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d’un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit totalement présente aux yeux du spectateur » (J.P. Sartre).
L’audace expressionniste est d’autant plus puissante par l’utilisation de l’outil choisi pour sa réalisation : le couteau. Par la rapidité d’exécution des gestes, pourtant précis et dynamiques, l’artiste s’empare de cette femme qui lui est sienne, créant un sentiment violent d’un désir mis en exergue par les tonalités évocatrices, les courbes, la cambrure de la chair, et la plénitude du flanc. L’expressivité du corps, peint avec une fougue sensuelle, est réalisée d’un premier jet, sans jamais aucune retouche. « Je ne reprends jamais ma peinture. » affirme Kazem Khalil. Ses gestes sont nerveux et spontanés, les nuances d’acrylique sont étalées avec la mobilité permise par la technique du couteau. Comme dans les œuvres de Soutine, le mouvement expressif est puissant. Le spectateur ressent une tension particulière induite par les couleurs charnelles et la vigueur du corps.
L’attitude affirmée du modèle est un appel au délice ; elle se sait désirable et désirée. Ce nu poignant n’est que tentation. Certaine de son charme et de ses atours, elle sait que le peintre viendra à elle pour la posséder pleinement.
En posture d’offrande, cuisses accueillantes, elle se propose au regard dans son plus simple appareil, dévoilant sans aucune pudeur sa nudité. Elle s’expose, risquant de perdre le regard de celui ou celle qu’elle croit charmer. Car l’observateur est libre de se refuser à ce corps et de se dérober à sa beauté, troublé peut-être par ce don d’elle-même. Kazem dira : « Pour mes nus, j’ai essayé de présenter la dignité du corps en tant que péché mais également en tant que valeur cognitive et humaine. »
Cette femme s’exhibe au sens anglais du terme exhibition (exposition) ; elle expose son corps comme nous exposons les toiles dans des galeries d’art, afin d’être dévoilée aux yeux du monde. Elle invite quiconque croisant son regard à la jouissance qu’est l’acte de l’amour.
Jeanne Delestré