Source de l’article : 10 MAI 2019 | PAR FADELA HEBBADJ | BLOG : LE BLOG DE FADELA HEBBADJ
Le tragique est l’impasse politique, la destruction des populations dans la violence. Il emprunte la voie de l’art pour mettre en représentation des humains immolés, des visages ignés qu’un ordre mondial désire totalement effacer de la surface de la terre. Il peint des cris, des douleurs, seule altérité restante en vue de la rencontre.
Il y aurait intérêt à doubler l’étude psychologique de la rêverie par l’étude objective des images qui nous enchantent. (…) le feu est, parmi les facteurs d’images le plus dialectisé (…) ce que je reconnais de vivant, d’immédiatement vivant, c’est ce que je reconnais comme chaud. (…) Ma chaleur est la preuve par excellence de la richesse et de la permanence substantielles ; elle seule donne un sens immédiat à l’intensité vitale, à l’intensité d’être. Ecrit Bachelard dans la Psychanalyse du feu.
Kazem pense que l’expressionnisme est attaché à la tragédie de la Grèce antique. Le tragique est l’impasse politique, la destruction des populations dans la violence. Il emprunte la voie de l’art pour mettre en représentation des humains immolés, des visages ignés qu’un ordre mondial désire totalement effacer de la surface de la terre. Il peint des cris, des douleurs, seule altérité restante en vue de la rencontre.
Les tableaux de l’artiste peintre Kazem m’enchantent, parce qu’ils m’apportent un éclairage phénoménologique sur mon présent. Je suis substance pensante pense Descartes, Kazem n’est que feu, enfer.
« Je me brûle pour peindre. J’utilise le charbon et la craie, le marc de café, la peinture. Je suis feu, je suis enfer quand je peints ». « Je suis illuminateur, je ne suis plus que feu lorsque je peints », me dit Kazem.
Kazem brûle pour peindre des tués qu’il ressuscite sur des toiles. Ces hommes deviennent des dieux bravant leur destin comme du temps de la Grèce Antique.
Kazem est Jésus-Christ non sur une croix mais sur un bûcher. D’un geste liturgique, le peintre fait ressortir les morts avec des huiles saintes ; bleues, rouges, orange, noires, blanches, célébrant par onction des disparus. L’artiste est oint des oubliés de la guerre, qu’il sacralise sur la toile.
Il m’a confié que dans des moments de grandes solitudes quand il n’est pas dans son atelier, il pense à ses amis en Syrie, à sa famille. Sa solitude devient isolement qui s’intensifie. Peindre, retourner à son atelier pour recueillir la vie, est une nécessité pour travailler des images dévastatrices.
Il porte le flambeau de la création, il préserve la vie au coin de son établi, en créant chaque jour. Son atelier est devenu un lieu sacré. Ses rituels et sa pratique sont quasi lazaristes. Son eurythmie consiste en des fêtes de feu, en des prières de brûlés et d’assassinés. Des œuvres puissantes poussent dans un vestige igné.
Il travaille, guidé par des mouvements qui produisent une chaleur infernale. Cette gestuelle quotidienne qui redonne vie, transforme son foyer de maître en un temple quasi religieux. Et c’est sur des flammes que la récolte esthétique s’opère.
« Le feu n‘est qu’un amour à surprendre », écrit Bachelard. En propageant le feu sur la toile, Kazem met au monde des œuvres qui me surprennent. Elles sont, pour moi, illuminations, capables de montrer les cendres hurlantes de la Syrie.
Mais l’enfer est un jeu qui a commencé bien avant 2012 en Syrie où des joueurs sur l’échiquier géopolitique avaient décidé, depuis longtemps, de bannir le progrès intellectuel et artistique au Maghreb et au Moyen-Orient. L’artiste, sympathie thermique, annonce ses couleurs : « le feu mourant rougeoie, le feu récalcitrant est rouge », de jeunes feux apparaissent du haut de la province d’Idlib, aux confins de l’ancienne Alep, rougeur du froid silence, formes multiples, puissantes, blanche du Mont Liban où de vieux feux disparaissent.
Je ne suis plus que feu et enfer me dit Kazem, dans un monde où les siens sont dévastés. Le feu ravive leurs présences. Il se dégage une odeur de soufre dans la guerre toujours présente, là-bas. Kazem l’exprime dans une autre langue de feu.
« Tout ce qui se change vite, s’explique par le feu ». Ecrit Bachelard. Il peut aussi durer des décennies, au cœur de l’actualité.
« Seule la chaleur a un destin ». Kazem le sait, dans son corps où ne loge plus que des flammes. Des visages incendiés, des immolations, des transfigurations, des humains sacrifiés par le feu, noyés de drames ignés, cachés par les médias.
L’artiste porte le témoignage de grands crimes oubliés.
Mais c’est une voie immense, pleine de rencontres que Kazem nous montre, car dans son ontologie de la vie peinte, il me fait ressentir un bonheur, celui d’avoir su exprimer l’indicible sans tomber dans la folie. Kazem travaille ses flammes réelles, et sculpte, crée des visages incendiés.
« La psychiatrie moderne a élucidé la psychologie de l’incendiaire. (…)Un incendie détermine un incendiaire presque aussi fatalement qu’un incendiaire alumine un incendie. » Précise Bachelard. Kazem portent en lui les flammes provoquées par des incendiaires, et au lieu d’incendier d’autres régions du monde, il utilise ce feu pour peindre ce que les destructeurs savent si bien enfouir. La destruction n’a jamais été la création, et elle ne le sera jamais. Quand on a été destructeur de civilisation, on ne peut projeter que de la construction ou de la reconstruction ou de la déconstruction. Et ce qui est défait, peut être refait, parfait, refait à nouveau, contrefait mais jamais créé. Seules les créations sont épargnées de ces fonds mentaux de gammes de lego. Les ruses et les calculs subissent l’anathème du temps. Elles n’ont jamais produit le bonheur.
Les œuvres de Kazem sont des bûchers qui portent, en revanche, la joie du feu.
« Je modèle la colère sans retoucher ce qui coule sur mes toiles. J’aime les erreurs », sans doute parce qu’elles ordonnent le feu ardent. Ses personnages se manifestent dans les erreurs accueillies. Il les cueille, les erreurs, dans ses tableaux, avec sa colère, pour contrer les incendiaires de la destruction.
« A l’inconnu ne correspond pas l’ignorance mais l’erreur sous la plus lourde des tares subjectives », nous explique Bachelard qui nous confie l’art de tissonner le feu crépitant des douces chaumières, qui nous confie son étude de la rêverie comme une promesse de guérison réelle de l’esprit sur nos propres illusions. Ses belles confidences sont encore pleines de force quand il nous parle du feu. Il est dans la nature, dans notre corps et au dehors. Le charme de la rêverie devant un feu apaise l’âme primitive. « Je mangeais du feu, je mangeais son or, son odeur et jusqu’à son pétillement tandis que la gaufre brûlante craquait sous mes dents ».
Kazem est le feu qui brûle. Kazem est l’artiste, brisant la monotonie de l’eau en vue d’instaurer de la permanente métamorphose, un continuel renouvellement, un acte en mouvement. N’est-ce pas une étrange expérience que de brûler sans se consumer ? Son corps est incendié, et il illumine la toile de toutes ses flammes, bleues, rouges, jaunes, blanches, des plus chaudes aux plus froides avec ses huiles. Les salamandres vivent dans ses tableaux sous le signe du feu, dans un atelier sacré.
La braise et le soufre se libèrent de lui. Le feu est l’aliment de ses œuvres.
« Le problème de la connaissance personnelle est le problème de la désobéissance adroite » poursuit Bachelard, dans La psychanalyse du feu.
Kazem joue avec les interdits politiques et sociaux, en modelant son feu. Cette transcendance légitime de l’artiste donne naissance à des œuvres tragiques.
En fait, Kazem ne désobéit pas, il est prisonnier d’un feu qu’il ne peut éteindre. Adroitement, sans violence, il peint l’empreinte d’une époque qui n’a plus de mots pour exprimer ce qu’est devenue la Syrie.
Voir aussi le documentaire sur l’artiste peintre Kazem « La Huitième Couleur » par Alessandro Cartosio